Un cadeau pour Noël

Cette semaine, je vous offre en guise de cadeau pour Noël une nouvelle de mon cru!  Cette histoire écrite et publiée dans une défunte revue de nouvelles québécoise il y a plusieurs années, se passe dans les années 90.

Pour les critiques littéraires  qui me suivent, « lâchez-vous lousse » comme on dit en bon québécois!  J’ai sorti mon bouclier et je devrais survivre aux blessures de vos plus impitoyables commentaires.

Avis à tous les Pierre, Louise, Philippe et Anne de ce monde: cette nouvelle est une œuvre de fiction.  Les noms, les personnages, les lieux et les évènements sont le fruit de l’imagination de l’auteure et toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou  mortes serait pure coïncidence.

Bonne lecture et j’attends vos commentaires avec plaisir.

Phrenssynnes

La lettre

nouvelle

Elle allait déchirer la lettre de rupture qu’elle avait écrite à son mari. Elle avait essayé d’oublier l’homme qui obsédait ses pensées, celui qu’elle voyait dans sa soupe, dans ses rêves, dans ses fantasmes les rares fois où elle faisait l’amour avec son mari. C’était impossible. Finalement, elle avait décidé de se séparer et avait écrit à Pierre cette lettre qui languissait dans son sac à main depuis deux jours. Missive rédigée sous le coup de la colère après une de leurs nombreuses disputes à propos d’une futilité d’une importance primordiale pour son obsessif-compulsif de mari. C’était idiot de l’écrire : Philippe, son amant, n’était même pas au courant. Et c’est en conduisant sur cette autoroute mouillée en ce matin de mars qu’elle avait décidé de faire marche arrière. Elle allait détruire cette enveloppe et son contenu. Ouvrant son sac à main placé sur le siège à côté d’elle, elle jeta un coup d’œil pour vérifier si elle était bien là. Elle reconnut le vélin blanc de l’enveloppe.

Et splash… Un camion vient de la dépasser. Les giboulées de mars rendent son humeur agressive et noient le pare-brise de la voiture. Les essuie-glaces n’en finissent pas de tasser toute cette pluie. À la radio, le morning man annonce encore du mauvais temps pour les prochains jours. Il sera bientôt parti en vacances, le chanceux; alors il se fiche du temps qu’il fera ici prochainement. Il nous tourne le fer dans la plaie, se dit Louise. Elle change de poste. « Et vlan! Ta cote d’écoute vient de baisser vieux con! Cela t’apprendra à dire des niaiseries », dit-elle tout haut. La radio grince jusqu’à la prochaine station. Musique tonitruante qui nous casse les oreilles. Clic! Louise éteint la radio. Mieux vaut se concentrer sur autre chose; établir ma liste de priorités, pense-t-elle. Elle qui est si désordonnée. Tout le contraire de son mari. L’ordre règne toujours autour de lui. Que ce soit les notes dans ses dossiers ou ses caleçons dans son tiroir, tout est parfaitement aligné comme les soldats d’un régiment au garde-à-vous. Pierre est toujours déçu des talents de Louise pour l’organisation de la maisonnée. Elle jongle du mieux qu’elle peut avec agendas, secrétaire pour lui rappeler les rendez-vous, femme de ménage, liste de choses à faire pour satisfaire son mari exigeant. Mais rien n’y fait. Il y a toujours une varicelle, une gardienne malade, une urgence au bureau, un bouton décousu ou un enfant dans la maison avec des chaussures sales pour contrarier son maniaque de la propreté et de l’ordre. Et lorsque s’écroule, tel un château de cartes, l’organisation qu’elle avait échafaudée de peine et misère, il a toujours une petite remarque perfide toute prête comme si elle macérait en lui et attendait le moment propice pour jaillir depuis longtemps. Si au moins elle avait des compensations pour équilibrer cette relation conjugale frustrante, si sa vie sexuelle était satisfaisante, cela pourrait compenser et équilibrer son bonheur. C’était sans doute pourquoi elle était devenue amoureuse de Philippe, le beau Philippe, le mari d’une consœur de travail. Quelle catastrophe que de tomber en amour avec lui! Louise avait l’impression que cette liaison avait été inévitable. N’étaient-ils pas destinés à découvrir leurs sentiments réciproques à ce party de bureau qui avait eu lieu chez Philippe et Anne? Était-ce vraiment le hasard qui les avait réunis seuls dans la cuisine ce soir-là? Attiré par le corps callipyge de Louise, qui, penchée vers le frigo, cherchait un plat de canapés, Philippe n’avait pu s’empêcher de mettre une main sur sa taille et déposer l’autre sur son flanc opposé pour ensuite la faire glisser jusqu’à la naissance de son sein. Elle avait senti le souffle chaud de son haleine au creux de son oreille lorsqu’il lui avait dit : « Alors, tu l’as trouvé ce plat de canapés? » Le geste de Philippe par ailleurs chaleureux n’avait pas vraiment dépassé la limite de la convenance, mais les mamelons de Louise s’étaient durcis et elle avait senti les ondes chaudes du désir se diriger vers son ventre. L’audace de l’ivresse, sa véritable attirance pour cet homme ou sa libido frustrée depuis trop longtemps l’avaient fait répondre à cette caresse un peu trop chaudement. Elle s’était reculée contre son corps à lui. Au lieu d’en être choqué, il avait réagi à son tour avec avidité. Le bruit d’un verre brisé dans le salon les avait fait reprendre leur sens. Mais il était trop tard, le courant avait passé, la glace était brisée, l’intimité des sentiments était révélée.
Le lundi suivant, Philippe l’avait invitée pour le lunch. Un rendez-vous anodin dans la cafétéria de l’hôpital où Philippe est médecin. Son horaire contraignant l’empêchait de manger en dehors de l’hôpital; Il voulait seulement une rencontre pour mettre les choses au clair. Rencontre qui s’était terminée dans son bureau, porte close. Un seul baiser, s’était-elle dite. Juste le toucher une fois, caresser de ses doigts entre les boutons de sa chemise son torse poilu, palper sa nuque rasée, effleurer son corps. Une fois, seulement une fois. Finalement, le tout avait été digne du dernier succès de la cinématographie érotique. Quelle débâcle! Quand elle y repensait, ses cheveux se dressaient sur sa tête. C’était scandaleux! Comment avait-elle pu se laisser aller à ce point! Pour mettre un peu de piquant dans sa vie quotidienne si routinière : voilà la seule réponse qui lui venait à l’esprit. Mais au lieu d’ajouter un peu d’agrément à sa terne existence, la culpabilité l’avait accablée. Le plaisir ressenti lors de ces quelques minutes pimentées ne contrebalançait pas le désarroi qui lui rongeait l’âme. Coupable. Elle se sentait coupable. Surtout lorsqu’elle voyait Anne au bureau. Anne avec ses grands yeux verts, tristes comme ceux d’un épagneul. À toutes les fois, Louise se demandait : « Mon Dieu! Est-ce qu’elle le sait? »

L’insoutenable était de se retrouver les deux couples ensemble. Elle essayait de prévenir cela le plus possible, mais parfois c’était inévitable. Philippe était très bon comédien. Cela ne pouvait pas durer. Elle changerait de bureau, tout simplement. Elle pourrait ouvrir son propre cabinet de dentiste. Elle resterait avec son mari, investirait temps et énergie dans son mariage. D’ailleurs, sa sœur ne lui avait-elle pas dit qu’elle regrettait son divorce? Que si elle pouvait remonter dans le temps, les choses seraient différentes. Changer un homme pour un autre, est-ce que cela valait tout le trouble? Philippe avait sûrement des défauts qu’elle n’avait pas encore découverts. Elle l’avait bien épousé son Pierre. Elle essaierait de retrouver la petite étincelle qui les avait réunis des années plus tôt. Certes, avec le temps, la flamme s’était atténuée, mais elle devait bien couver encore ici ou là. À elle de la dénicher.

En arrivant au garage, elle déchirerait cette lettre dans laquelle elle annonçait à son mari qu’elle était amoureuse de Philippe. Trouver la poubelle pour jeter la lettre, ensuite direction bureau avec la voiture du garage, après le bureau prendre Valérie à l’école pour son rendez-vous chez le pédiatre. Le bœuf haché, ne pas oublier le bœuf haché pour le souper. Seigneur! Mais qu’est-ce qu’ils ont à freiner sur cette autoroute? Il est neuf heures. J’ai un traitement de canal à faire à neuf heures quinze. Mais qu’est-ce qu’il fout ce con devant? Un énorme camion freine et dérape devant elle. Il est complètement perpendiculaire à la circulation. Le véhicule est si long qu’il prend toute la largeur de la route. Louise enfonce la pédale des freins, mais sa voiture s’écrase brutalement contre le mastodonte. Après quelques secondes, son premier réflexe est d’embrayer pour essayer de se ranger sur le côté de la route, mais rien ne veut bouger. « Merde, la transmission doit être brisée. Il faut que je sorte de l’auto au plus vite. » Telles sont ses dernières pensées avant qu’elle entende le bruit de métal broyé que fait de nouveau sa voiture. Elle n’a pas le temps de réaliser qu’elle s’est fait frapper à son tour. Elle n’entend rien des sirènes, des cris des ambulanciers et des policiers.

Lorsqu’elle reprend conscience, elle flotte entre ciel et terre. Elle a l’impression d’être accrochée au plafond. D’un côté, elle voit un grand tunnel avec une lumière blanche et vive au bout. De l’autre côté, une grande pièce : les murs blancs percés de petits trous à intervalles réguliers sont parsemés de crochets où sont suspendues toutes sortes de choses. Le long des murs, il y a plusieurs chariots remplis d’objets. Le tout donne une impression d’efficacité et d’organisation parfaite. Tout y est méticuleusement rangé de façon à pouvoir trouver tout rapidement. Elle entend parler. Au centre de la pièce, plusieurs personnes habillées en blanc sont penchées sur quelqu’un qui est couché. Une des personnes se met à crier des ordres. C’est un homme. Louise ressent soudain un coup de poing dans le ventre. C’est l’émotion, le choc qui fait exploser ses synapses quand elle se reconnaît sur la civière dans une salle d’urgence. Une atmosphère de panique règne et elle bénit le rangement irréprochable qui lui sauvera probablement la vie. Est-ce que je suis blessée? Idiote, si tu ne l’étais pas, tu ne serais pas ici. Ça ne doit pas être grave, je ne sens rien. Ah non ! Qu’est-ce qu’elle fait cette femme avec ces ciseaux? Mon pantalon. Elle coupe mon pantalon de soie qui m’a coûté une fortune. Mon Dieu! Le bureau! Je vais être en retard! « Que quelqu’un appelle ma secrétaire », crie-t-elle. Personne ne l’entend. Eh bien, tu t’es foutue dans un beau pétrin ce matin. Merde! Pourquoi ai-je mis ces sous-vêtements? Les pires petites culottes que j’ai dans mon tiroir. J’ai l’air d’une vraie folle. Avoir su, j’aurais fait mon lavage hier soir. Tiens, est-ce qu’ils savent que je suis allergique à la pénicilline? « Eh toi! Doc, ne me donne pas de pénicilline » crie-t-elle. Est-ce qu’on donne des antibiotiques à un blessé? Louise, ne panique pas. Sois logique. Non, ça ne doit pas être une des premières choses qu’ils donnent à un accidenté de la route, mais ça me fatigue. « Hé! Quelqu’un, allez voir dans mon porte-monnaie. Écoutez-moi! Je suis allergique à la pénicilline », hurle-t-elle. Une infirmière entre dans la salle en criant : « Groupe sanguin A positif, allergique à la pénicilline ». Ouf! se dit Louise. Il est temps qu’ils se réveillent. A positif! Pourquoi parlent-ils de mon groupe sanguin? Je ne veux pas de transfusion. Il n’en est pas question. J’ai bien trop peur du sida. « Eh! Espèce de con, si tu me fais une transfusion, je te poursuis. Mon mari est avocat. Tu es obligé de me faire signer un formulaire. Tu n’as pas le droit. Je préfère être anémique plutôt que séropositive. »

Seringues, solutés, tubes de toutes sortes passent d’une main à l’autre pour aboutir inévitablement au corps de Louise. On s’active. Les chariots se vident. Puis, tout à coup, la porte à battants s’ouvre d’un coup sec. Philippe, le visage défait, entre dans la salle. Accablé, il parle avec le médecin, celui qui n’arrête pas de crier. La lettre, se dit Louise. Merde et triple merde! La lettre qu’elle devait détruire. Pierre la trouvera sûrement. « Philippe! Philippe! Déchire la lettre qui est dans mon sac à main », crie-t-elle à tue-tête. Ma foi! Il est sourd comme un pot! Il ne faut pas que Pierre voie cette lettre. Je ne veux pas qu’il sache que j’ai eu une aventure avec Philippe. Après tout, on ne détruit pas quinze ans de mariage pour une passade. Anne sera mise au courant. Rien ne sera plus comme avant. Quel désastre!

« La pression chute. Je n’ai plus de pouls », annonce la grosse infirmière aux cheveux roux. Philippe prend alors la main de Louise dans la sienne. Il l’appelle : « Louise, Louise, reviens! » Elle se sent soudainement tirée, aspirée vers la civière comme si elle avait un cordon attaché au milieu du dos. « O.K., c’est beau, le pouls est revenu », déclare maintenant l’infirmière. Louise ressent une douleur partout dans son corps et perd de nouveau connaissance.

Quand elle se réveille, elle flotte encore dans les airs. Philippe est encore là. Il tient le sac à main de Louise dans ses mains. « Fouille, Philippe fouille dans mon sac à main, jette la lettre », ordonne Louise. Soudain, Philippe se retourne vers la porte qui vient de s’ouvrir et repousse Pierre qui essaie d’entrer dans la salle. « Je veux la voir », crie-t-il, le visage rempli de larmes. Philippe le retenant de force lui répond : « Ça ne sert à rien que tu sois là. Ils font tout ce qu’ils peuvent. Je connais l’urgentologue, c’est un des meilleurs. Tiens, c’est son sac à main… » Et la porte se referme. Et voilà! C’est fait, se dit Louise. Ce n’est plus qu’une question de secondes ou de minutes et il aura la lettre. J’ai tout gâché. Et puis merde, allez tous vous faire foutre! Envahie par une tristesse infinie, elle se sent inexorablement entraînée vers cette lumière blanche au bout du tunnel pendant qu’elle entend un « bip » continu. Ce son est interminable et l’accompagne tout au long de son voyage dans ce canal lumineux. De très loin, elle se voit couchée sur la civière, la tête renversée vers l’arrière, un tube transparent lui sortant de la bouche, plusieurs fils émergeant de petites suces fixées un peu partout sur son corps. Elle songe à ses enfants, Nicolas et Valérie. Puis elle ne peut s’empêcher de penser à cette maudite missive! Désespérément, elle essaie de s’accrocher, mais les murs lisses du canal n’offrent aucun obstacle, aucune aspérité pour lui permettre d’arrêter sa course folle vers la mort. Le trépas la rattrape avant qu’elle ne puisse rattraper sa lettre.

Lettre qui en réalité gît pour l’éternité dans le fond de la carcasse de métal broyé à côté du tube de rouge à lèvres, lui aussi oublié par l’ambulancier ayant ramassé le contenu renversé du sac à main de Louise…

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